dimanche 26 avril 2015

Les jours néfastes viennent et s'en vont

Hommage à l'Arménie avec un poème de Djivani, né en 1846 à Akhalkalaki dans le Caucase, qui fut un trouvère (un "achough", un poète chanteur populaire qui parcourait son pays). Il a donné son nom à un Ensemble arménien de musique du Caucase et d'Anatolie 


 
Les jours néfastes, comme l'hiver, viennent et s'en vont,
Ne pas s'effrayer, ils prendront fin, ils viennent et s'en vont
Les douleurs fraîches de l'homme ne restent pas longtemps,
Comme des clients à la file, elles viennent et s'en vont.

Le malheur, la persécution et l'oppression à la tête des nations
Comme une caravane en voyage, viennent et s'en vont.
Le monde est un jardin fleuri, les hommes sont des fleurs,
Que de violettes, de roses embaumées, viennent et s'en vont !

Que le fort ne se vante pas, que le faible ne s'attriste pas
Différents passages changeants, viennent et s'en vont;
Le soleil, sans crainte, fait jaillir sa lumière,
Les nuages vers l'oratoire, viennent et s'en vont.

Le pays caresse son fils studieux comme une mère,
Les peuples ignares, vagabonds, viennent et s'en vont,
Le monde est un salon, Tchivan, les hommes sont des invités,
Telle est la loi de la nature, ils viennent et s'en vont.

Trad. Louise Kiffer
 

dimanche 19 avril 2015

Etre tigre et gazelle à la fois

L'idée m'est venue en lisant une biographie de Karl Polanyi (1886-1964). Ce grand économiste qui a découvert les moyens de changer le monde, mais qui, comme on s'en doute, ne fut pas écouté, a écrit au moins deux grands livres qui ont beaucoup compté et comptent encore beaucoup pour le programme de recherche Lascaux : "La grande transformation" (Gallimard, Tel, 2009) et "La subsistance de l'homme : la place de l'économie dans l'histoire et la société", Flammarion, Bibliothèque des savoirs, 2011.

Dans ce dernier livre, publié après sa mort, on trouve une brève biographie de l'auteur, rédigée par Ilona Duczynska Polanyi, son épouse. Et cette biographie se termine ainsi :

Karl Polanyi est mort le 23 avril 1964. Il a travaillé jusqu'au dernier jour de sa vie. Sur son cercueil furent récités des vers d'Attila Jozsef (1905-1937), des vers adressés à ce dieu obscur qu'il gardait caché au loin, qu'il tenait à l'écart de toutes ses affaires :

          "Mon Dieu je t'aime très tendrement
          Si tu étais un jeune vendeur de journaux,
          Je t'aiderais à les crier dans la rue"

Cela m'a donné envie, à l'occasion de l'anniversaire de la mort de Karl Polanyi, de faire connaître Attila Jozsef (http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/jozsefattila/attilajozsef.html) et de proposer aujourd'hui un bref poème de celui-ci :


Je ne veux qu'un lecteur pour mes poèmes :
Celui qui me connaît - celui qui m'aime -
Et, comme moi dans le vide voguant,
Voit l'avenir inscrit dans le présent.
Car lui seul a pu, toute patience,
Donner une forme humaine au silence.
car en lui seul on peut voir comme en moi
S'attarder tigre et gazelle à la fois.

dimanche 12 avril 2015

Il est plus facile d'imiter Jupiter que Lao-Tseu



L'idéal serait de pouvoir se répéter comme... Bach.

S'il était possible d'identifier le vice de fabrication dont l'univers porte si visiblement la trace!

Après les Variations Goldberg - musique "super-essentielle", pour employer le jargon mystique - nous fermons les yeux en nous abandonnant à l'écho qu'elles ont suscité en nous. Plus rien n'existe, sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le Suprême.

Cioran, Aveux et anathèmes, Arcades, Gallimard, 1986.

dimanche 5 avril 2015

Dans l'équinoxe de Pâques tandis que la mort coulait à flots...

Il y a 37 ans, Pâques avait une allure noire, visqueuse, mortelle, là-bas, à Portsall et les vents portaient le silence de la mer jusqu'à Nizon, dans la ferme de Botzulan, sur les hauteurs de Pont-Aven, là où Xavier Grall avait établi sa demeure...   




A présent, oui, voici le silence de la mer. Les oiseaux se sont tus. Les oiseaux morts ne chantent pas. Sternes, cormorans, goélands, macareux, nous ne les verrons plus entre l'Ile Vierge et Bréhat, se lancer dans les vents. Et les grèves rieuses, il nous faudra aussi attendre longtemps avant que les marées basses ne délivrent leur éclat pour la joie des gosses et le plaisir de nos yeux. Mon vieux, mon cher pays, comme te voilà souillé, défiguré, toi qui étais le triomphe même de la poésie quand les vagues battaient tes brisants, toi qui étais la douceur même du monde quand le soleil se mêlait à la mer dans l'intimité de tes golfes.

Longtemps les glas ont vibré avec leurs milliers de cloches
dans l'équinoxe de Pâques tandis que la mort coulait à flots des flancs du tanker éventré. Mais les responsabilités établies qui concernent les requins du pétrole et les caciques de l'administration, il nous reste à méditer sur la philosophie même de l'Occident qui, à trop entendre l'ordre de la Genèse sur la domination et l'exploitation de la terre, en arrive à assassiner la vie à sa source même. S'il est vrai que Dieu seul gouverne aux vents, il est tout aussi vrai que les hommes sont les seuls responsables de la mort qu'ils portent à la création. Ah, les jolies petites plages de Portsall, Porspoder, Roscoff, elles nous apparaissent aujourd'hui comme des paradis perdus. Nous ne savons pas nous passer d'or noir et nous allons en enfer.

Oui, la Bretagne se tait. Toutes les plaies qui saignent sur ses bords et qu'elle s'obstine à laver de ses mains rudes et noires, lui donneront l'exacte intelligence d'un destin que nous voudrions plus libre et plus prospère. Avec des milliers d'oiseaux ressuscités, un jour reviendra le printemps.

Alors, le silence de la mer apparaîtra comme le signe d'une féconde méditation. Notre fierté basculera dans les vents, les pierres odieuses du tombeau. Car, enfin, si nous nous taisons, ce n'est que pour mieux chanter...
6-IV-78

Xavier Grall, Les vents m'ont dit , éd. Cerf-La Vie, 1982.