vendredi 27 mars 2020

J'ai rêvé d'un pays où le malheur était devenu si fort, si grand, si noir...

Nous sommes tous sous le choc, immensément tristes pour toutes les victimes et leurs familles, et plus que jamais attentifs à notre devise de "fraternité".  
Aragon nous a légué cette transfiguration du malheur.

J’ai rêvé d’un pays, c’était dans une autre vie.
J’ai rêvé d’un pays où il avait fait grand vent, c’était dans un autre monde.
J’ai rêvé d’un pays où le malheur était devenu si fort, si grand, si noir et c’était comme un arbre immense entre le soleil et les gens,
et c’était à la fin d’une guerre et les champs étaient obscurs de vautours et l’air empuanti d’hommes et de chevaux morts.
J’ai rêvé d’un pays où les enfants et les femmes aidèrent les bûcherons à abattre le malheur.
J’y ai rêvé une fois, j’y ai rêvé une seconde et toutes les nuits de ma jeunesse et toutes les nuits de mon corps mûr.
Je n’ai plus eu jamais autre songe, autre musique, autre tête tournée.
J’entrais dans ce pays où l’œil se ferme et les gens étaient las du travail d’un long jour…….
J’y ai rêvé une fois, j’y ai rêvé une seconde et je n’ai plus compté combien de fois, combien de fois
le désordre des choses renversées, tout le pays couvert de branches brisées et tout le peuple devait à la fois faire bûcher du bois mort et se défendre contre les bêtes sorties de leur bauge, la peste, l’incendie, les pillards accourus sur des bateaux étrangers, la famine ... 
 J’ai rêvé d’un pays qui avait mis au monde un enfant infirme appelé l’avenir. J’ai rêvé d’un pays où toute chose de souffrance avait droit à la cicatrice,
un pays qui riait comme le soleil à travers la pluie et se refaisait, avec des bouts de bois, le bonheur d’une chaise, avec des mots merveilleux, la dignité de vivre, un pays de fond en comble.
Et comme il était riche d’être pauvre
et comme ils trouvaient pauvres les gens d’ailleurs couverts d’argent et d’or. C’était le temps où je parcourais cette apocalypse à l’envers et tout manquait à l’existence.
Ah, qui dira le prix d’un clou.
Mais c’étaient les chantiers de ce qui va venir, et qu’au rabot les copeaux étaient blancs et douce au pied la boue et plus forte que le vent la chanson d’homme à la lèvre gercée
 J’ai rêvé d’un pays tout le long de ma vie, un pays qui ressemble à la douceur d’aimer, à l’amère douceur d’aimer… 

 Louis Aragon, La mise à mort
 

dimanche 22 mars 2020

Déconfinement...




L'Estaca ("Le pieu") est un chant traditionnel catalan composé par Lluis Llach en 1968 durant la dictature de Franco. C'est un appel à l'unité pour rejeter l'oppression et retrouver la liberté. 

L'ESTACA
L'avi Siset em parlava
De bon mati al portal
Mentre el sol esperàvem
I els carros vèiem passar.
Siset, que no veus l'estaca
On estem tots lligats ?
Si no podem desfer-nos-en
Mai no podem caminar !
Si estirem tots, ella caurà
I molt de temps no pot durar,
Segur que tomba, tomba, tomba
Ben corcada deu ser ja.
Si tu l'estires fort per aqui
I jo l'estiro fort per allà,
Segur que tomba, tomba, tomba
I ens podrem aliberar.
Però, Siset, fa molt temps ja :
Les mans se'm van escorxant,
I quan la força se me'n va 
Ella és més ampla i més gran.
Ben cert sé que està podrida
Però és que, Siset, pesa tant
Que a cops la força m'oblida.
Torna'm a dir el teu cant :
Si estirem tots, ella caurà
I molt de temps no pot durar,
Segur que tomba, tomba, tomba
Ben corcada deu ser ja.
Si tu l'estires fort per aqui
I jo l'estiro fort per allà,
Segur que tomba, tomba, tomba
I ens podrem aliberar.
L'avi Siset ja no diu res,
Mal vent que l'emporta
Ell qui sap cap a quin indret
I jo sota el portal
I mentre passen els nous vailets
Estiro el coll per cantar
El darrer cant d'en Siset,
El darrer eue em va ensenyar.
Si estirem tots, ella caurà
I molt de temps no pot durar,
Segur que tomba, tomba, tomba
Ben corcada deu ser ja.
Si tu l'estires fort per aqui
I jo l'estiro fort per allà,
Segur que tomba, tomba, tomba
I ens podrem aliberar.

 







LE PIEU

Grand-père Siset en parlait ainsi
De bon matin sous le porche
Tandis qu’attendant le soleil
On regardait passer les chariots.
Siset, ne vois tu pas le pieu
Où nous sommes tous ligotés ?
Si nous ne pouvons nous en défaire
Jamais nous ne pourrons avancer !
Si nous tirons tous, il tombera 
Cela ne peut durer longtemps 
C’est sûr qu’il tombera, tombera, 
tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà.
Si tu le tires fort par ici 
Et que je le tire fort par là 
C’est sûr il tombera, tombera, 
tombera 
Et nous pourrons nous libérer
Mais Siset ça fait longtemps déjà  :
Mes mains à vifs sont écorchées,
Et alors que mes forces me quittent
Il est plus large et plus haut.
Bien sûr, je sais qu’il est pourri
Mais aussi Siset, il est si lourd
Que parfois les forces me manquent. Rechante moi ta chanson :
Si nous tirons tous, il tombera 
Cela ne peut durer longtemps 
C’est sûr qu’il tombera, tombera, 
tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà. 
Si tu le tires fort par ici 
Et que je le tire fort par là,
C’est sûr il tombera, tombera, 
tombera 
Et nous pourrons nous libérer. 
Grand-père Siset ne dis plus rien,
Un mauvais vent l’a emporté
Lui seul sait vers quel lieu
Et moi je reste sous le porche.
Et quand passent d’autres valets
Je lève la tête pour chanter
Le dernier chant de Siset,
Le dernier qu’il m’a appris.
Si nous tirons tous, il tombera 
Cela ne peut durer longtemps,
C’est sûr qu’il tombera, tombera, 
tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà.
Si tu le tires fort par ici 
Et que je le tire fort par là,
C’est sûr il tombera, tombera, 
tombera
Et nous pourrons nous libérer.