dimanche 21 décembre 2014

L'affaire du 21 décembre

 Pour Catherine, en souvenir de la grande affaire du 21 décembre 1974, 41 ans de soleil, de pluie, de soleil, de soleil...


L'homme poussait une espèce de petite charrette extraordinaire

Pleine de vieux cerfs-volants et de pipes cassées.
Qu'est-ce qu'il pouvait bien en faire ?

C'était une voiture d'enfant d'un genre démodé. Avec une casquette (l'homme), la poussait (la charrette). Cette casquette était dans sa poche.

Sinon, rien à signaler ; l'homme avait une figure agréablement faite, le menton peut-être légèrement en galoche.

Quel âge ? (Ca vous intéresse ?) Oh, c'est difficile à dire, mais enfin : trente-deux ans environ.

Je continue mon histoire ? De temps en temps, il arrangeait sur la charrette des objets blancs et ronds

Que je pris tout d'abord pour des mètres pliants, quand je vis que c'étaient des boules de neige.

Mais oui, elle est pleine de grosses boules de neige, cette petite voiture. Ce n'est pas ça qui l'allège.

Je continue mon histoire ? Albert (c'est le nom de l'homme, je ne l'ai su que plus tard, mais autant le dire tout de suite, ce sera plus facile)...

Donc Albert, j'ai dit trente-deux ans environ et je crois maintenant que je le vieillis un peu, poussait son véhicule dans la direction de la ville.

Oui, car il venait d'un quartier plutôt campagnard et faubourien ;

Mais la description de ce quartier ne semble intéressante en rien.

Les essieux grinçaient, c'était le jour le plus court de l'année, le vingt et un décembre vers trois heures et demie ; oh, j'énonce l'heure sans certitude.

On sentait qu'Albert était plutôt un intellectuel et que pousser une charrette n'était pas dans ses habitudes.

Faire plus de commentaires serait peut-être fastidieux.

De temps en temps, le garçon, à cause de la fatigue sans doute et des gros pavés, murmurait : nom de Dieu, nom de Dieu.

J'étais un peu intrigué. Le quartier était solitaire et aucun réverbère n'était encore éclairé.

Mais cela, c'était à cause d'une panne d'électricité, je l'ai su plus tard par un employé.

Enfin, sur le moment, ça faisait une drôle d'impression et plus un seul éléphant dans la région.

Il parait qu'on n'en avait plus revu depuis qu'Annibal avait traversé le pays avec ses légions.

Je devrais dire "son armée", car légion, ça fait évidemment romain.

Mais ce détail est superflu et si je m'égare encore, ce récit va durer jusqu'à demain.

Impossible de savoir à quelle opinion religieuse ou philosophique se rattachait Albert.

L'ayant connu mieux ultérieurement, j'aurais pu le savoir, mais je laisse souvent ces questions-là en l'air.

Bien qu'en réalité elles me passionnent et si je vous affirmais à brûle-pourpoint

Qu'Albert était subtilement protestant, eh bien, je crois que je ne me tromperais point.

Je continue mon histoire ? J'en étais, je crois, à cette évocation des boules de neige.

Des boules de neige, c'est difficile de voir cela sans se dire qu'on finira par les lancer.

On ne garde pas des boules de neige sur une charrette comme des pommes, voilà probablement votre pensée.

Et vous avez raison ; donc l'homme, donc Albert s'arrête tout à coup devant une villa,

Toujours accompagné de ses six marmots qui gambadaient autour de lui ; avais-je parlé de ces enfants-là ?

Mon Dieu, non, il me semble que j'ai tout bêtement oublié de le dire!

Enfin, maintenant, c'est fait, six enfants, ça augmentait évidemment mon envie de sourire.

Eh oui, six bambins frappant du tambour gazouillaient gentiment autour de la voiturette.

Leur âge ? Oh, ils devaient avoir cinq, six, sept, huit, neuf et dix ans. Je tape un peu à l'aveuglette.

Je continue mon histoire : la charrette, Albert, les six petits et les boules de neige

S'arrêtent devant une villa dont une fenêtre était éclairée. On entendait des arpèges, de grands arpèges.

Albert et les six mioches se jettent sur les boules de neige et la fenêtre éclairée, ils se mettent carrément à la bombarder,

De sorte que les vitres volent en éclats et qu'un charmant visage de femme apparaît tout effaré.

Oui, cette jeune femme avait une expression très agréable, si fraîche, si douce... Et quel âge pouvait-elle avoir ?

Je lui donne environ vingt-cinq ans, mais on voyait mal, c'était le soir.

Elle crie : c'est toi, mon Albert, c'est vous mes petits moutons chéris, c'est vous tous, mes adorés!

Elle ouvre la porte maintenant et apparaît très séduisante, une bougie allumée à la main et la flamme lui fait autour des cheveux une espèce de pétillement doré.

Remettons d'abord les boules de neige dans la voiture, dit Albert, ce sont des boules de neige de location.

Je dois les restituer en bon état. Après, nous serons plus à l'aise pour nos effusions.

On les ramasse, on les aligne avec soin dans le petit véhicule et elle donne un bon coup de main à son mari et aux enfants, la ravissante créature.

Albert, dit-elle, tu es un fantaisiste et c'est ce que j'aime en toi. C'était amusant la petite voiture

Et ton idée de boules de neige était originale. Note que tu as déjà trouvé plus drôle ; ah, je sais que tout ça, c'était pour me faire plaisir.

Mais ne crois-tu pas que tu pourrais promener les enfants plus simplement ? Il y a quelque chose en toi que je ne peux pas saisir,

Ce besoin d'extravagance, d'excès. Pourquoi ces cerfs-volants, ces vieilles pipes en terre, ces tambours et tout ce décorum ?

Chérie, très chérie, dit Albert, je voulais t'étonner, te plaire encore, je ne suis pas comme les autres hommes,

Aucune importance dans notre vie, n'est-ce pas, ces quelques vitres en morceaux et ces roulements de tambours ;

Je voulais t'intéresser, je t'aime tant, Hélène, j'ai toujours peur qu'il s'endorme, notre amour.

Et les enfants se sont bien amusés. Ca leur fera un joli souvenir. Demain, les jours allongent. On se met à tout ranger.

Hélène, c'était son nom, reprend ses grands arpèges. Les enfants vont se coucher et Albert remplace les vitres de la salle à manger.

Norge (1898 - 1990), Le vin profond, éd. Flammarion, 1968, p. 87


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