dimanche 21 décembre 2014

L'affaire du 21 décembre

 Pour Catherine, en souvenir de la grande affaire du 21 décembre 1974, 41 ans de soleil, de pluie, de soleil, de soleil...


L'homme poussait une espèce de petite charrette extraordinaire

Pleine de vieux cerfs-volants et de pipes cassées.
Qu'est-ce qu'il pouvait bien en faire ?

C'était une voiture d'enfant d'un genre démodé. Avec une casquette (l'homme), la poussait (la charrette). Cette casquette était dans sa poche.

Sinon, rien à signaler ; l'homme avait une figure agréablement faite, le menton peut-être légèrement en galoche.

Quel âge ? (Ca vous intéresse ?) Oh, c'est difficile à dire, mais enfin : trente-deux ans environ.

Je continue mon histoire ? De temps en temps, il arrangeait sur la charrette des objets blancs et ronds

Que je pris tout d'abord pour des mètres pliants, quand je vis que c'étaient des boules de neige.

Mais oui, elle est pleine de grosses boules de neige, cette petite voiture. Ce n'est pas ça qui l'allège.

Je continue mon histoire ? Albert (c'est le nom de l'homme, je ne l'ai su que plus tard, mais autant le dire tout de suite, ce sera plus facile)...

Donc Albert, j'ai dit trente-deux ans environ et je crois maintenant que je le vieillis un peu, poussait son véhicule dans la direction de la ville.

Oui, car il venait d'un quartier plutôt campagnard et faubourien ;

Mais la description de ce quartier ne semble intéressante en rien.

Les essieux grinçaient, c'était le jour le plus court de l'année, le vingt et un décembre vers trois heures et demie ; oh, j'énonce l'heure sans certitude.

On sentait qu'Albert était plutôt un intellectuel et que pousser une charrette n'était pas dans ses habitudes.

Faire plus de commentaires serait peut-être fastidieux.

De temps en temps, le garçon, à cause de la fatigue sans doute et des gros pavés, murmurait : nom de Dieu, nom de Dieu.

J'étais un peu intrigué. Le quartier était solitaire et aucun réverbère n'était encore éclairé.

Mais cela, c'était à cause d'une panne d'électricité, je l'ai su plus tard par un employé.

Enfin, sur le moment, ça faisait une drôle d'impression et plus un seul éléphant dans la région.

Il parait qu'on n'en avait plus revu depuis qu'Annibal avait traversé le pays avec ses légions.

Je devrais dire "son armée", car légion, ça fait évidemment romain.

Mais ce détail est superflu et si je m'égare encore, ce récit va durer jusqu'à demain.

Impossible de savoir à quelle opinion religieuse ou philosophique se rattachait Albert.

L'ayant connu mieux ultérieurement, j'aurais pu le savoir, mais je laisse souvent ces questions-là en l'air.

Bien qu'en réalité elles me passionnent et si je vous affirmais à brûle-pourpoint

Qu'Albert était subtilement protestant, eh bien, je crois que je ne me tromperais point.

Je continue mon histoire ? J'en étais, je crois, à cette évocation des boules de neige.

Des boules de neige, c'est difficile de voir cela sans se dire qu'on finira par les lancer.

On ne garde pas des boules de neige sur une charrette comme des pommes, voilà probablement votre pensée.

Et vous avez raison ; donc l'homme, donc Albert s'arrête tout à coup devant une villa,

Toujours accompagné de ses six marmots qui gambadaient autour de lui ; avais-je parlé de ces enfants-là ?

Mon Dieu, non, il me semble que j'ai tout bêtement oublié de le dire!

Enfin, maintenant, c'est fait, six enfants, ça augmentait évidemment mon envie de sourire.

Eh oui, six bambins frappant du tambour gazouillaient gentiment autour de la voiturette.

Leur âge ? Oh, ils devaient avoir cinq, six, sept, huit, neuf et dix ans. Je tape un peu à l'aveuglette.

Je continue mon histoire : la charrette, Albert, les six petits et les boules de neige

S'arrêtent devant une villa dont une fenêtre était éclairée. On entendait des arpèges, de grands arpèges.

Albert et les six mioches se jettent sur les boules de neige et la fenêtre éclairée, ils se mettent carrément à la bombarder,

De sorte que les vitres volent en éclats et qu'un charmant visage de femme apparaît tout effaré.

Oui, cette jeune femme avait une expression très agréable, si fraîche, si douce... Et quel âge pouvait-elle avoir ?

Je lui donne environ vingt-cinq ans, mais on voyait mal, c'était le soir.

Elle crie : c'est toi, mon Albert, c'est vous mes petits moutons chéris, c'est vous tous, mes adorés!

Elle ouvre la porte maintenant et apparaît très séduisante, une bougie allumée à la main et la flamme lui fait autour des cheveux une espèce de pétillement doré.

Remettons d'abord les boules de neige dans la voiture, dit Albert, ce sont des boules de neige de location.

Je dois les restituer en bon état. Après, nous serons plus à l'aise pour nos effusions.

On les ramasse, on les aligne avec soin dans le petit véhicule et elle donne un bon coup de main à son mari et aux enfants, la ravissante créature.

Albert, dit-elle, tu es un fantaisiste et c'est ce que j'aime en toi. C'était amusant la petite voiture

Et ton idée de boules de neige était originale. Note que tu as déjà trouvé plus drôle ; ah, je sais que tout ça, c'était pour me faire plaisir.

Mais ne crois-tu pas que tu pourrais promener les enfants plus simplement ? Il y a quelque chose en toi que je ne peux pas saisir,

Ce besoin d'extravagance, d'excès. Pourquoi ces cerfs-volants, ces vieilles pipes en terre, ces tambours et tout ce décorum ?

Chérie, très chérie, dit Albert, je voulais t'étonner, te plaire encore, je ne suis pas comme les autres hommes,

Aucune importance dans notre vie, n'est-ce pas, ces quelques vitres en morceaux et ces roulements de tambours ;

Je voulais t'intéresser, je t'aime tant, Hélène, j'ai toujours peur qu'il s'endorme, notre amour.

Et les enfants se sont bien amusés. Ca leur fera un joli souvenir. Demain, les jours allongent. On se met à tout ranger.

Hélène, c'était son nom, reprend ses grands arpèges. Les enfants vont se coucher et Albert remplace les vitres de la salle à manger.

Norge (1898 - 1990), Le vin profond, éd. Flammarion, 1968, p. 87


dimanche 14 décembre 2014

Je hurle mais tu ne réponds pas



En Afghanistan, des femmes écrivent et échangent des courts poèmes, appelés “landai”, ce qui en pachtoune signifie "petit serpent venimeux". Elles y parlent des mariages forcés, des talibans, des militaires occidentaux, de leur vie.
Eliza Griswold (http://www.elizagriswold.com/ ) est une poétesse et journaliste américaine. Elle les a rencontrées et elle a publié cet article dans The New York Times le 6 septembre 2012. 

Dans une maison d’un quartier universitaire paisible de Kaboul, Ogai Amail attend que le téléphone sonne. La pièce, meublée en tout et pour tout de quelques coussins au sol, n’est pas chauffée. Lorsque la sonnerie finit par retentir, elle pousse un cri de joie et met le haut-parleur. Une voix d’adolescente fait irruption dans la pièce. “Je suis gelée.” Pour passer cet appel, la jeune fille a dû s’éclipser discrètement de chez elle, sans manteau. Elle fait partie de Mirman Baheer, un cercle littéraire de femmes de Kaboul, et, comme nombre de ses membres qui vivent à la campagne, elle appelle dès qu’elle le peut. Elle dit ses poèmes à Ogai, qui les transcrit vers par vers. Pour dissimuler ses activités poétiques à sa famille, elle écrit sous le pseudonyme de Meena Muska (meena signifie “amour” en pachtoune, et muska “sourire”).

Le fiancé de Meena a été tué l’an dernier par une mine antipersonnel. La tradition pachtoune veut que Meena épouse à présent un frère du défunt, ce qu’elle refuse de faire. Elle n’ose pas protester ouvertement et parle de son sort à travers les poèmes qu’elle récite à Ogai. Lorsque je lui demande son âge, elle me répond par un proverbe : “Je suis comme une tulipe dans le désert. Je meurs avant de m’ouvrir, et la brise du désert éparpille mes pétales.” Elle n’est pas certaine de son âge mais pense avoir 17 ans. “Comme je suis une fille, personne ne connaît ma date de naissance. Meena vit à Gereshk, une ville de 50 000 habitants située dans le Helmand [sud-ouest de l’Afghanistan], à 650 kilomètres de Kaboul. Elle reste à la maison, fait la cuisine et le ménage, et s’exerce à écrire des poèmes en cachette. Je ne peux pas dire de poésie devant mes frères”, confie-t-elle.
Ils verraient dans ses poèmes d’amour la preuve qu’elle a une relation illicite, ce qui vaudrait à Meena d’être battue ou même tuée. “J’aimerais pouvoir faire ce que font les filles à Kaboul", poursuit-elle, la gorge serrée. Je voudrais écrire sur ce qui ne va pas dans mon pays. “Je suis la nouvelle Rahila. Enregistrez ma voix. Comme ça, le jour où je me ferai tuer, au moins, il vous restera quelque chose de moi.” Rahila était le nom de plume d’une jeune poétesse, Zarmina, qui s’est suicidée il y a deux ans. Sa belle-sœur l’avait surprise en train de lire ses poèmes d’amour au téléphone. La famille en avait déduit qu’il y avait un garçon à l’autre bout du fil. Pour la punir, ses frères l’ont battue et ont déchiré ses carnets, raconte Ogai. Deux semaines plus tard, Zarmina s’immolait par le feu. Comme Meena Muska, Zarmina vivait cloîtrée dans la maison familiale à Gereshk. Elle avait découvert le cercle poétique Mirman Baheer en écoutant la radio, son seul lien avec l’extérieur. Le groupe se réunit tous les samedis après-midi au ministère de la Condition féminine à Kaboul, et ces rencontres sont diffusées sur radio Azadi (radio Liberté).

Zarmina appelait très souvent lors des réunions de Mirman Baheer pour lire ses poèmes. Parfois, elle ne pouvait pas attendre la rencontre suivante et appelait directement Ogai. Et lorsque celle-ci lui disait qu’elle était trop occupée pour l’écouter, Zarmina lui répondait avec un landai, un poème populaire pachtoune : “Je hurle mais tu ne réponds pas Un jour tu me chercheras et je ne serai plus de ce monde". “Je regrette tellement de ne pas l’avoir enregistrée quand elle lisait ses poèmes", confie Ogai. "Maintenant, quand une fille appelle, je note tout – la date, le numéro de téléphone, et tout ce qu’elle dit". Dans ses poèmes, Zarmina évoquait “la cage sombre du village”. Pour Ogai, ses écrits n’étaient pas seulement remarquables pour la beauté de la langue mais aussi parce qu’ils osaient questionner la volonté divine : “Dans l’islam, Dieu a aimé le prophète Mahomet. Je vis dans une société où aimer est un crime. Si nous sommes musulmans, pourquoi sommes-nous ennemis de l’amour ?” Entre le jour où elle s’est fait battre par ses frères et celui où elle s’est suicidée, Zarmina n’a jamais dit à Ogai à quel point elle était désespérée mais elle lui a récité un autre landai : “Le jour du Jugement dernier, je dirai tout haut Je suis venue du monde le cœur plein d’espoir". “Ne sois pas bête”, se souvient de lui avoir dit Ogai. “Tu es trop jeune pour mourir”. Mirman Baheer, le plus grand cercle littéraire féminin d’Afghanistan, est la version actuelle de l’Aiguille dorée, un réseau très actif du temps des talibans [1996-2001]. A Herat [dans l’ouest du pays], des femmes se réunissaient soi-disant pour faire de la couture mais en fait pour parler de littérature. A Kaboul, Mirman Baheer n’a pas besoin de recourir à de tels subterfuges. La centaine de membres que compte le cercle dans la capitale afghane est majoritairement issue de l’élite : professeures, parlementaires, journalistes et intellectuelles. Elles vont à leur réunion du samedi en bus, le visage découvert. Mais dans les provinces reculées – Khost, Paktia, Wardak, Kunduz, Kandahar, Herat et Farah –, où le cercle compte quelque 300 membres, il opère largement dans la clandestinité. 

Environ 80 % des 15 millions d’Afghanes vivent dans des zones rurales, où les tentatives des Américains pour promouvoir les droits des femmes n’ont guère porté leurs fruits. Seulement 5 % des femmes vont jusqu’au baccalauréat ; la plupart sont déjà mariées à 16 ans, les trois quarts d’entre elles à un époux imposé par leur entourage. La poésie pachtoune est depuis longtemps un instrument de rébellion pour les femmes afghanes. Le terme landai, qui signifie littéralement en pachtoune “petit serpent venimeux”, désigne une forme poétique populaire à deux vers. Drôle, accrocheur, rageur, tragique, le landai n’a pas d’auteur à proprement parler ; on se le répète, on le partage ; le landai appartient à une femme sans vraiment lui appartenir. Les hommes en récitent aussi, mais les landai sont presque toujours exprimés par des voix féminines. “Les landai appartiennent aux femmes”, affirme Safia Siddiqi, poétesse pachtoune de renom et ancienne députée. Les landai parlent traditionnellement d’amour et de chagrin. Ils raillent souvent le mariage forcé avec un humour pince-sans-rire, les maris vieillissants et bons à rien y étant souvent qualifiés des “petits monstres”.
Ces poèmes évoquent avec tout autant de férocité la guerre, l’exil ou l’indépendance du pays. L’occupation soviétique [1978-1992], l’hypocrisie des talibans et la présence militaire américaine sont aussi abordées. On récite encore aujourd’hui ce landai datant de l’époque soviétique : “Que ton avion s’écrase et que le pilote meure Toi qui déverses des bombes sur mon cher Afghanistan". “Un poème est une épée”, résume la fondatrice de Mirman Baheer, Saheera Sharif. Saheera n’est pas poète mais députée de la province de Khost. La littérature, dit-elle, est un moyen de défendre les droits des femmes plus efficace que les rassemblements politiques. 

Une vingtaine de poétesses et d’écrivaines, âgées de 15 à 55 ans, sont rassemblées autour d’une table en demi-cercle au ministère de la Condition féminine. Ogai Amail lève les yeux au-dessus de ses lunettes de lecture. Saheera tient sa fille de 7 ans, Zala, sur ses genoux. L’assistance écoute Alam Gul Sahar, auteur de quinze recueils de poésie et l’une des plumes du président Hamid Karzai, faire un bref exposé sur la nature de l’âme. Une fois l’exposé de Sahar achevé, l’atelier commence.

Une jeune femme se lève et se met à lire la nouvelle qu’elle a écrite d’une voix nerveuse et monocorde : c’est l’histoire d’une fille dont la mère est morte en couches, qui finit par aller à l’université et doit choisir entre deux prétendants ; l’un d’eux fait une tentative de suicide, mais il revient miraculeusement à la vie. Fin du récit. La séance de critique commence. L’une des membres les plus expérimentées du groupe pointe deux problèmes. Premièrement, il ne peut pas y avoir deux amoureux dans une histoire pachtoune ; cela va à l’encontre de l’honneur féminin. Deuxièmement, sa diction était monotone. Puisque votre héroïne est instruite, elle devrait s’exprimer de façon plus raffinée”, dit la femme à l’auteure, un peu abattue. La mission du groupe, estime Saheera Sharif, n’est pas seulement d’apprendre aux jeunes femmes à écrire, mais aussi à s’exprimer à voix haute avec assurance. On passe ensuite à la poésie. Les femmes ont apporté des landai contemporains. On échangeait traditionnellement ces poèmes lors de la nuit du henné, la veille du mariage, lorsque les femmes se rassemblent autour de la future épouse pour lui décorer le corps. Le sujet principal des landai a longtemps été le godar – l’endroit du village où les femmes allaient puiser l’eau, et où les hommes, qui n’avaient pas le droit de s’approcher d’elles, tentaient d’apercevoir leurs bien-aimées à distance. Les femmes instruites qui sont rassemblées au ministère parlent de sujets plus vastes, par exemple du mollah Omar, le chef spirituel borgne des talibans que la rumeur donne pour mort : “L’herbe pousse sur la tombe de l’aveugle Ces imbéciles de talibans le croient encore vivant". Ogai lit un autre landai sur l’échec de l’opération militaire américaine :“Ici, ils combattent les talibans Là-bas, de l’autre côté des montagnes, ils les entraînent.” 

Lorsque je demande qui a apporté ce landai, Zamzama, 17 ans, lève la main. Cela semble à la fois l’embarrasser et l’enhardir de critiquer les Etats-Unis devant une Américaine. Zamzama a rejoint le cercle il y a deux ans, en même temps que sa cousine de 15 ans, Lima. Lima a récemment remporté le prix décerné par Mirman Baheer. Elle s’est mise à écrire des poèmes adressés à Dieu à l’âge de 11 ans. Son père a entendu parler de Mirman Baheer par un collègue et il y envoie ses filles toutes les semaines pour qu’elles apprennent à écrire. Lima se lève pour réciter son dernier poème, un quatrain, adressé aux talibans : “Tu m’interdis d’aller à l’école. Je ne deviendrai jamais médecin. Pense à une chose : Un jour, tu tomberas malade". 

Je souhaite en savoir plus sur Zarmina et comprendre ce qui l’a poussée à se donner la mort. Pour cela, je me rends à Gereshk. J’ai peut-être aussi une petite chance de rencontrer Meena Muska, l’adolescente qui a appelé Mirman Baheer et évoqué le nom de Zarmina. “Il y a dix ans, personne n’entendait parler de jeunes filles décédées de mort violente”, m’explique Fauzia Olemi, ministre de la Condition féminine du Helmand, lorsque nous nous rencontrons à Lashkar Gah, la capitale de la province, dont Gereshk est une banlieue. “Aujourd’hui, nous avons un réseau d’organisations qui travaillent sur ces questions.” 

Fauzia Olemi veut me faire voir certaines des modestes avancées de la province en matière d’éducation des femmes, notamment un atelier de trois jours sur les bienfaits des légumes frais. Les participantes ont une vingtaine d’années et leur visage est buriné par le travail des champs. Je leur demande si elles aiment la poésie. Dès que la question est traduite, l’une d’elles se lève et se lance dans ce qui ressemble à une impro de rap en pachtoune, Gulmakai a 22 ans mais en paraît 45. Elle compose des poèmes en permanence, explique-t-elle, qu’elle soit en train de faire la cuisine ou le ménage : “Faire l’amour à un vieillard c’est comme Faire l’amour à une tige de maïs flasque noircie par la moisissure". Elle veut poursuivre, mais l’animateur de l’atelier la fait taire. 

Quelques jours plus tard, j’organise mon déplacement à Gereshk et une rencontre avec les parents de Zarmina grâce à l’aide d’une militante locale des droits des femmes. Paradoxalement, elle se sent plus en danger depuis la chute des talibans que du temps où ils dirigeaient le pays : en raison de son engagement en faveur des femmes, on l’associe au gouvernement Karzai et à l’idée “occidentale” de droits des femmes. Elle a réchappé à plusieurs tentatives d’assassinat. “J’ai six ou sept burqas de couleurs différentes pour que les talibans ne me reconnaissent pas”, me confie-t-elle au téléphone. Elle rit : “Finalement, la burqa me protège !” Mais, comme Fauzia Olemi, elle estime que c’est la violence domestique qui met réellement les femmes en danger.Le lendemain, nous arrivons à la maison de Fatima Zurai, membre du conseil des femmes de Gereshk, qui va me conduire chez les parents de Zarmina. Simin Gula, la mère de la jeune fille, est assise sur un coussin posé au sol. Elle a retiré sa burqa bordeaux et laisse apparaître une bouche édentée.

Elle se penche vers mon interprète et demande, en me montrant du doigt : “Est-ce que la coutume du mariage existe dans son pays ? Est-ce qu’elle est mariée ?” “Oui”, ment mon interprète. Le père de Zarmina garde le silence. Zarmina est morte brûlée il y a deux ans, raconte sa mère. “C’était un accident. Elle a voulu se réchauffer après son bain mais comme le bois était humide, elle a versé de l’essence dessus, et elle a pris feu.” Le père acquiesce. Non, leur fille n’aimait absolument pas la lecture et la poésie. “C’était une bonne fille, une fille sans instruction”, poursuit sa mère. “Nos filles n’aiment pas l’école. “La mère ment”, me chuchote Fatima Zurai. Les parents acceptent de nous emmener sur la tombe de Zarmina. Les emplacements des sépultures sont marqués par des monticules de pierres. Nous passons devant trois femmes agenouillées devant trois petits tas de terre fraîche. Les parents de Zarmina s’arrêtent devant une tombe couverte de gravier noir, sans aucune inscription. Lorsque nous regagnons nos véhicules, nous repassons devant les trois femmes. Derrière moi, l’une d’elle murmure le nom de Zarmina. “Elle s’est immolée parce que sa famille ne voulait pas la laisser épouser l’homme qu’elle aimait”, dit-elle, avant de retourner se recueillir sur la tombe de son fils. Il nous reste encore à rencontrer Meena avant de quitter Gereshk. Je l’ai appelée la veille pour fixer un rendez-vous. “Ce n’est absolument pas possible de se voir”, a-t-elle répondu à mon interprète. “A cause de la guerre, il est déshonorant pour un Pachtoune de parler à un Américain. Ne le prenez pas personnellement.” Puis après un bref silence, elle avait changé d’avis : “Venez me retrouver à l’hôpital. Je vous attendrai.” Sa seule condition : que je me rende au rendez-vous accompagnée uniquement de mon interprète.

Sur le parking de l’hôpital, j’ai soudain peur qu’elle ne vienne pas au rendez-vous. Puis le téléphone sonne. “Pourquoi vous avez amené la police ?” demande une voix aiguë. Meena se méfie du garde du corps que les autorités nous ont attribué. A travers le pare-brise, je vois passer une femme en burqa bleu azur qui parle au téléphone. Elle se dirige vers une extrémité du bâtiment. Je m’empêtre en sortant du véhicule dans le tissu qui me recouvre. Pas besoin de présentations. Nous nous étreignons. A côté d’elle, se tient une femme grassouillette au visage creusé de rides. C’est la meira de Meena : la deuxième épouse de son père et sa seconde mère. 

“J’ai raconté à mon père que j’étais malade et que je devais aller voir le médecin”, m’explique-t-elle. Mais elle a dit la vérité à sa mère et à sa meira : les deux femmes l’encouragent à écrire – pour l’instant du moins. A ma demande, elle prend un carnet et commence à noter certains de ses nouveaux poèmes, vers par vers. Elle met par écrit un ghazal, une forme poétique persane ancienne, puis griffonne ce landai : “Ô séparation ! Je prie pour que tu meures jeune. Toi qui mets le feu aux maisons des amants". C’est sa façon de dire sa peine d’avoir été arrachée à son fiancé décédé, m’explique-t-elle. Meena ne se fait pas beaucoup d’illusions. Elle épousera l’un des deux frères de son fiancé, quand son père et ses frères jugeront le moment venu. Sur le parking, l’un des médecins de l’hôpital, le docteur Asmatullah Heymat, souhaite me dire quelque chose. “J’ai entendu parler de cette fille que vous cherchez. Elle s’appelait Zarmina. Elle s’est immolée parce que ses parents ne voulaient pas la laisser épouser l’homme qu’elle aimait.” C’est tout ce qu’il sait. Dans la soirée, de retour à Lashkar Gah, je parle au téléphone avec la tante de Zarmina. “La mère de Zarmina ne pouvait pas vous dire la vérité devant son mari”, m’explique-t-elle.

Depuis son enfance, Zarmina était promise à son cousin germain, dont elle avait fini par s’éprendre. Mais, le moment venu, le jeune homme n’a pas été en mesure de s’acquitter des 10 000 euros qu’il devait verser pour l’épouser. Le père de Zarmina a opposé son veto au mariage, sachant qu’il allait devoir assurer la subsistance du couple. La jeune fille se consolait en écrivant des poèmes d’amour et en les lisant aux membres de Mirman Baheer au téléphone. Jusqu’à ce qu’elle se fasse surprendre au printemps 2010.

Quinze jours plus tard, poursuit la tante, alors que Zarmina faisait le ménage, elle s’est enfermée dans une pièce et s’est immolée par le feu, une façon de se suicider courante chez les femmes, en Afghanistan et ailleurs dans le monde. Cet usage peut être rattaché au sati, une pratique hindoue aujourd’hui interdite qui veut que la veuve accompagne son mari défunt sur le bûcher funéraire. De retour à Kaboul, je me rends chez Ogai dans un quartier de barres d’immeubles en béton datant de l’époque soviétique. Pour l’équivalent de 200 dollars par mois, elle partage une pièce avec une poétesse membre de Mirman Baheer qui l’a hébergée après une dispute familiale. Ogai raconte comment elle a appris que Zarmina s’était immolée. Juste après, depuis son lit d’hôpital, à Kandahar, Zarmina a réussi à passer un coup de téléphone. Elle lui a raconté qu’elle était brulée à 75 %. “Elle avait sa voix normale, je ne m’imaginais pas qu’elle était en train de mourir.” En feuilletant son carnet, Ogai retrouve un poème qu’elle a écrit après le suicide de Zarmina, intitulé La poétesse qui meurt jeune : “Son souvenir sera une fleur piquée dans le turban de la littérature. Dans sa solitude, chaque sœur pleure pour elle.”

dimanche 7 décembre 2014

Gare du Nord



Francis Dannemark est éditeur. Aux éditions du Castor astral (http://castorastral.com/), il dirige la collection "Escales du Nord".
A poèmes ouvertsAnthologie proposée par Le Printemps des Poètes. Précédée de Aïe un poète! de Jean-Pierre Siméon de  Collectif
Mais que font les trains dans les gares
depuis qu'on ferre les chemins ?
Dans les gares, les trains rêvent
et tous ces rêves de tant de trains
emplissent l'air dans les gares,
autour des gares et parfois loin.

Il arrive qu'il faille courir pour les attraper
et jamais de ma vie je n'ai couru
aussi vite qu'un jour j'ai couru
dans la Gare du Nord, si vite, si fort
que je volais, cheval de coeur, animal d'air.
Et dans le train que j'ai pris,
mon cœur a battu la mesure de ma vie,
de Paris-Nord à Bruxelles-Midi.

Que font les humains dans les gares ?
Ils consultent en courant les horaires de l'amour
qui les attendait, qui les attend,
de l'amour qui les attendra.
Ils font rêver les trains et vibrer l'air dans les gares,
Autour des gares et parfois loin.

Anthologie - 50 poètes français d'aujourd'hui, présentés par
le Printemps des Poètes, préface de Jean-Pierre Siméon, Ed. POINTS, 2008, p. 44.

dimanche 30 novembre 2014

Tu sarcles ta conscience entre le soir et le matin

Florie Vialens tourne, joue et écrit :

http://www.florievialens.com/crbst_1.html

De Almeria

Tes yeux se ravivent comme des braises
Ils sont d'autrefois deux charbons mort
Bleus. C'est le ciel qu'on ne voit plus
Et tu fixes ta vigne,
Et tes plans de tomates
Et l'extérieur est pur, sans dire de mensonges
Reviens à la vie
Reviens
La parole absolue ne te suffira pas
C'est dans le nid des mouches
Qu'il faut chercher le vrai
Que dis-tu?
Les mots te jouent des tours
Tu sarcles ta conscience
Entre le soir et le matin

dimanche 23 novembre 2014

"Toute connaissance commence par les sentiments" : Sacré Léonard!

Celui qui s'oriente sur l'étoile ne se retourne pas.

                                La rigueur vient toujours à bout de l'obstacle.

Détourne-toi des préceptes de ceux qui spéculent sur le monde mais dont les raisons ne sont pas confirmées par l'expérience.

                                 Aucune action naturelle ne peut être abrégée.

Ne perds pas ton temps avec des recherches dont tous les résultats meurent en même temps que celui qui les a trouvés.

                                  Toute connaissance commence par les sentiments.

O vous qui spéculez sur le monde, méfiez-vous des auteurs qui ont voulu se faire les interprètes entre la nature et l'homme par leur seule imagination. N'ayez confiance qu'en ceux qui ont réfléchi à partir de l'expérience. Et souvenez-vous que les expériences peuvent être trompeuses si l'on n'y prend garde, et que là où l'on croit n'en voir qu'une, toujours la même, il y en a souvent plusieurs, très différentes.

                                   La vie bien employée est longue.

En voilà quelques uns qui méritent qu'on les appelle ainsi et pas autrement : tuyaux à nourriture, entasseurs de fiente, remplisseurs de chiottes. Par eux, rien d'autre n'apparaît au monde, aucune vertu jamais ne s'accomplit, et à la fin il ne reste d'eux que des chiottes pleines.

                                   Il est plus facile de s'opposer au début qu'à la fin.

 Il est bien piètre le disciple qui jamais ne dépasse son maître.
www.huffingtonpost.com/ross-king/da-vinci-book_b_2083835.html

Léonard de Vinci, Maximes, fables et devinettes, Traduit de l'italien et présenté par Christophe Mileschi, éd. Arléa, 2002.

dimanche 16 novembre 2014

La Romance du vin, Emile Nelligan

Emile Nelligan est un poète québécois.

A 20 ans, en 1899, il  lira publiquement ce poème, "La Romance du vin",  à l'occasion d'une réunion de l'Ecole littéraire de Montréal, ville où il est né. Quelques semaines plus tard, il sera interné et le restera jusqu'à sa mort, 42 ans plus tard, le 18 novembre 1941.


Tout se mêle en un vif éclat de gaieté verte.
Ô le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en choeur,
http://www.sogides.com/images/produits/9782/892/951/gr_9782892951493.jpgAinsi que les espoirs naguères à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

Ô le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le cœur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !

Je suis gai! je suis gai! Vive le vin et l'Art !...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.

C'est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l'objet du mépris,
De se savoir un cœur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orages !

Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Où l'Idéal m'appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !

Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un hymne s'entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai! je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre ;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé ?

Les cloches ont chanté ; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j'ai peur d'éclater en sanglots !


dimanche 9 novembre 2014

Catalogne, "arpent de monde, concret, localisable", en hommage à Miquel Marti I Pol

Miquel Marti I Pol, né en 1929, est mort le 11 novembre 2003 et ce 9 novembre 2014, la Catalogne envisage de devenir un "arpent de monde, concret, localisable". C'est le moment de ce souvenir de ce poète et d'envoyer des pensées positives à la Catalogne pour que sa décision soit son choix.


L'hôte insolite

Je ne dilapiderai pas le silence. Mon corps
j'en connais les parages et les raccourcis
et j'en aime les éclats et les défaillances ;
je ne l'habite pas par plaisir mais il me suffit.

Je ne dilapiderai ni le silence ni l'espace
lourd de mon corps et des projets
démesurés qui me peuplent et m'exaltent.
De mes doigts gourds de palper les mémoires
j'adhère à toutes sortes de projets
de joie et d'espérance.
Pour mieux connaître Miquel Marti I Pol : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/martiipol/martiipol.html

Profonde et claire,
la voix qui me répète proclame la vie.

Je ne dis pas ce que nous avons perdu.
Tu sais cela aussi bien que moi, ces vermisseaux
insistants et résolus, te le répètent
si tu prends la peine de tendre l'oreille.

Mais je te dirai ce que nous avons gagné :
un arpent de monde, concret, localisable,
et un prisme de couleurs pour le contempler.

Ferme les yeux et tu le verras comme je le vois.

Je ne dirai pas ce qu'il y a sous chaque mot.
Il a déjà plu et ce qui reste de l'après-midi
sera plus intime et plus clair.

Fuyons toute verbosité.
Disons seulement l'essentiel :
les mots grandir et aimer, et le nom
le plus utile et le plus simple de chaque chose.

Délimite mon espace, mais n'attends pas
que je renonce à ce que j'aime.

Regarde le vent prendre la forme des bégonias,
regarde-le nettoyer vitres et rideaux
aiguiser les angles vifs du crépuscule.

J'ai une pierre dans les mains.

Chaque nuit
elle tombe dans le puits profond du sommeil
au matin, je la retire, trempée de vie.

Je ne garde rien qui appelle la mémoire
du vent exaspéré et des noms du silence.
Je viens d'une longue saison de pluies sur la mer
calme des années, rien ne me pousse à me retourner.

Tu me connais, ne suis-je pas celui qui aime
la vie pleinement et par-dessus toute richesse,
l'extase et le tourment, le feu et la question.

À l'appel de la vie, je vis, et pose ma main
à plat sur ce ponant que le ponant magnifie.

Le sang coule solennellement en chaque chose.
Désormais tout est chemin. Je jure de vivre.
Tous deux ne faisons plus qu'une seule
colonne de clarté, je pense à l'urgente
nécessité de combattre les mirages,
d'abandonner la plage des heures
où le soleil de plomb tombe sur le sable
annihile les volontés, d'établir de nouveaux chemins, jalonnés de présages.

À présent, ce risque est tentant.

Nul besoin
de spectateurs furtifs, de gens qui approuvent
chaque geste et en souligne l'habileté.
Nous coupons le pain à chaque instant.

Inoffensifs
et téméraires, nous aimerons la vie
qui se transforme et se parfait, noble
et lente, noble et obstinée.

Nous irons très loin, enchaînés au pur hasard
des horizons qui jamais ne ferment
à clé la stimulation du paysage.

Traduction Patrick Gifreu
Joie de la parole, Paris, La Différence, 1993

dimanche 2 novembre 2014

Je dis tu à tous ceux qui s'aiment

Jacques Prévert (1900-1977) est mort à Omonville la Petite. On y visite sa maison, on flâne dans son jardin, on s'arrête un instant près de sa tombe, on passe par le minuscule Port Racine, avant d'aller goûter l’acoustique de l'église de Jobourg et puis ne rien perdre de La Hague...

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
photo FD
 

Epanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara

Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle toi quand même ce jour-là 

N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie

Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux 

Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.


Jacques Prévert, "Paroles", Gallimard, 1946
                            

dimanche 26 octobre 2014

Avoir du sang aux ongles - Tener bríos a lo cuerdo

Balthasar Gracian (1601 - 1658) est un écrivain et essayiste jésuite du Siècle d'or espagnol. Ses maximes d'homme de cour présentent une sorte d'homme universel caractérisé par sa prudence et son cynisme.  

     Quand le lion est mort, les lièvres ne craignent pas de l'insulter. Les braves gens n'entendent point raillerie. Quand on ne résiste pas la première fois, on résiste encore moins la seconde, et c'est toujours de pis en pis. Car la même difficulté, qui se pouvait surmonter au commencement, est plus grande à la fin. La vigueur de l'esprit surpasse celle du corps, il la faut toujours tenir prête, ainsi que l'épée, pour s'en servir dans l'occasion ; c'est par où l'on se fait respecter. Plusieurs ont eu d'éminentes qualités qui, faute d'avoir du cœur, ont passé pour morts, ayant toujours vécu ensevelis dans l'obscurité de leur abandonnement. Ce n'est pas sans raison que la Nature a joint dans les abeilles le miel et l'aiguillon, et pareillement les nerfs et les os dans le corps humain. Il faut donc que l'esprit ait aussi quelque mélange de douceur et de fermeté.

Balthasar Gracian, L'Homme de cour, précédé d'un essai de Marc Fumaroli, édition de Sylvia Roubaud, Folio classique, 2010, Maxime LIV.


     Al León muerto, hasta las liebres le repelan. No ai burlas con el valor : si cede al primero, también avrá de ceder al segundo, y deste modo hasta el último.  La misma dificultad avrá de vencer tarde, que valiera más desde luego. El brío del ánimo excede al del cuerpo: es como la espada, ha de ir siempre envainado en su cordura, para la ocasión. Es el resguardo de la persona: más daña el descaecimiento del ánimo que el del cuerpo. Tuvieron muchos prendas eminentes, que por faltarles este aliento del coraçón, parecieron muertos y acabaron sepultados en su dexamiento, que no sin providencia juntó la naturaleza acudida la dulçura de la miel con lo picante del aguijón en la aveja. Nervios y güessos ai en el cuerpo: no sea el ánimo todo blandura.

Balthasar Gracian, Oraculo manual y arte de la prudencia  : http://fgae.net/portal/images/stories/pdf/GBOmp.pdf