dimanche 8 février 2015

Et leurs ombres sont leurs lois


Alors un juriste dit, Mais qu'en est-il de nos Lois, Maître ?
Et il répondit :
Vous vous complaisez à établir des lois,
Mais vous vous complaisez davantage à les violer.
Tels des enfants qui jouent au bord de l'océan et qui construisent avec persévérance des tours de sable qu'ils détruisent en riant.
Mais durant que vous construisez vos tours de sable l'océan apporte davantage de sable au rivage.
Et lorsque vous les détruisez, l'océan rit avec vous.
En vérité, l'océan rit toujours avec le simple.

Mais qu'en est-il de ceux pour qui la vie n'est pas un océan, et pour qui les lois de l'homme ne sont pas tours de sable,
Mais pour qui la vie est un roc, et la loi un ciseau avec lequel ils veulent la sculpter à leur propre ressemblance ?
Qu'en est-il de l'estropié qui hait les danseurs ?
Qu'en est-il du boeuf qui aime son joug et estime que le daim et l'élan de la forêt sont choses égarées et vagabondes ?
Qu'en est-il du vieux serpent qui ne peut rejeter sa peau, et qui qualifie tous les autres de nus et de sans pudeur ?
Et de celui qui arrive tôt à la noce, et qui s'en va repu et fatigué, disant que tout festin est une faute et que tout convive enfreint la loi ?

Que dirais-je de ceux là sinon qu'ils se tiennent, eux aussi, dans la lumière, mais le dos au soleil ?
Ils ne voient que leurs ombres, et leurs ombres sont leurs lois.
Et qu'est le soleil pour eux sinon un créateur d'ombres ?
Et qu'est-ce que reconnaître les lois sinon s'incliner et tracer leurs ombres sur la terre ?
Mais vous qui marchez face au soleil, quelles images reflétées sur la terre peuvent vous retenir ?
Vous qui voyagez avec le vent, quelle girouette orientera votre course ?
Quelle loi d'homme vous entravera si vous ne brisez pas le joug sur aucune porte de prison ?
Quelles lois craindrez-vous si vous dansez sans trébucher dans aucune chaîne de fer ?
Et qui pourra vous déférer en jugement si vous arrachez vos vêtements sans les abandonner dans le sentier d'autrui ?

Peuple d'Orphalese, vous pouvez voiler le tambour et vous pouvez délier les cordes de la lyre, mais qui pourra interdire à l'alouette de chanter ?

Khalil Gibran, le prophète, Casterman, 1980, p. 44

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