dimanche 27 mars 2016

Il est belge et, en ces temps difficiles, il est la liberté

Qui n'a jamais appris un poème de Maurice Carême (1899-1978) à l'école ? Il est en réalité le poète belge le plus connu du plus grand nombre de personnes. Mérité ou non ? Question saugrenue! En ce temps d'attentats sanglants, un peu de baume au cœur. Norge attendra son heure.

La liberté - Maurice Carême

dimanche 20 mars 2016

Hommage à Anne-Elisabeth Bibesco Bassaraba de Brancovan

Poétesse née Anne-Elisabeth Bibesco Bassaraba de Brancovan, elle écrivait un peu comme Victor Hugo. Selon les mots d'André Gide, elle avait "le cerveau bouillant et le sang froid". Pierre Seghers parlait de sa poésie comme d'un "lyrisme ensoleillé". Il s'agit d'Anna de Noailles (1876-1933), née il y a 140 ans.

Description de cette image, également commentée ci-après
Photo de presse, 1922


L'offrande à la nature

Nature au coeur profond sur qui les cieux reposent,
Nul n'aura comme moi si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L'eau luisante et la terre où la vie a germé.

La forêt, les étangs et les plaines fécondes
Ont plus touché mes yeux que les regards humains,
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.

J'ai porté vos soleils ainsi qu'une couronne
Sur mon front plein d'orgueil et de simplicité.
Mes jeux ont égalé les travaux de l'automne
Et j'ai pleuré d'amour aux bras de vos étés.

Je suis venue à vous sans peur et sans prudence,
Vous donnant ma raison pour le bien et le mal,
Ayant pour toute joie et toute connaissance
Votre âme impétueuse aux ruses d'animal.

Comme une fleur ouverte où logent des abeilles
Ma vie a répandu des parfums et des chants,
Et mon coeur matineux est comme une corbeille
Qui vous offre du lierre et des rameaux penchants.

Soumise ainsi que l'onde où l'arbre se reflète
J'ai connu les désirs qui brûlent dans vos soirs
Et qui font naître au coeur des hommes et des bêtes
La belle impatience et le divin vouloir.

Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature,
Ah ! faut-il que mes yeux s'emplissent d'ombre un jour
Et que j'aille au pays sans vent et sans verdure
Que ne visitent pas la lumière et l'amour...

dimanche 13 mars 2016

Ce bref éclair né de notre singulière rencontre

Voici deux poètes chinois du début du 20ème siècle qui ont eu des parcours stylistiques un peu similaires et sont les auteurs d'une poésie assez raffinée. Avec d'autres, ils se sont groupés pour former la société littéraire "Croissant de lune", du nom d'une œuvre de Rabindranath Tagore. Ce sont des poètes inspirés à la fois par leur culture chinoise et par le romantisme et le lyrisme occidentaux.


HSU CHIH-MO (Xu Zhimo) (1897-1931) a commencé par des études de droit. Il a étudié l'Histoire aux Etats-Unis puis l'économie politique avant de partir étudier à Cambridge en Angleterre. Il est revenu en Chine en 1922 où il a été éditeur et professeur. Il est mort dans un accident d'avion en 1931.



Xu Zhimo.jpg
Je suis un nuage flottant dans le ciel
Qui se reflète  par hasard dans ton onde ;
Ne t'en étonne point
Ni ne t'en réjouis
Si dans un instant il emporte son ombre...

Nous nous rencontrons au cœur de la nuit,
Tu tends vers ton destin, moi vers le mien ;
Heureuse si tu t'en souviens,
Plus encore si tu oublies 
Ce bref éclair né de notre singulière rencontre.
 
Trad. F. Cheng, "Entre source et nuage", Albin Michel, 2002



WEN I-TO (Wen Yiduo)(1899-1946) a fait des études classiques en Chine puis, à partir de 1922, des études de peinture et littérature durant trois années aux Etats-Unis. Revenu en Chine en 1925, il est devenu enseignant et a continué de publier sa poésie. Il est l'auteur de deux principaux recueils : "Bougie rouge" et Eau morte". Il s'est engagé en 1944 dans la Ligue de la démocratie, qui prônait une troisième voie entre celle des nationalistes et celle des communistes. Il est mort assassiné en pleine rue en 1946 en raison de son engagement politique. 


Wen Yiduo.jpg

Ton mystère éternel, ton beau mensonge,
Ta question obstinée, ton pur éclat,
Je ne sais quoi d'intime, une haute flamme,
Une voix inouïe, mais qui es-tu ?
Nul doute en moi, ce lien doit être vrai ;
L'océan ne saurait trahir ses vagues!

On aime le chant quand on est dans le rythme,
O souffle fulgurant, tu m'as vaincu.
Tu m'as vaincu, chatoyant arc-en-ciel,
Toi, présence de cinq mille ans, sois là!
Mon seul désir : te serrer dans mes bras,
Comme tu es sauvage, comme tu es belle!

Trad. F. Cheng, "Entre source et nuage", Albin Michel, 2002



dimanche 6 mars 2016

Le soleil mortel et le concerto pour violon de Brahms

Déportée de Hongrie, Magda Hollander-Lafon a passé près de trois années (entre 14 et 17 ans) dans les camps de concentration nazis. Trente ans après, elle a renoué avec ses souvenirs dans un livre "Les chemins du temps" (Editions ouvrières, collection "A pleine vie", 1977). Voici l'un de ses poèmes-souvenirs, sans commentaires...


Concerto pour violon en ré majeur, opus 77, de Brahms avec Caroline Adameit, sur TV28 (extrait)


Vingt-huit années
avant de pouvoir réentendre
le concerto pour violon de Brahms.
Chaque son me laboure la chair
et arrache de moi
l'image d'une journée torride
sans ombre, à Auschwitz.

Vers deux heures, des milliers de déportées
entourent une estrade de planches
au milieu de l'allée centrale.
Les privilégiées
se trouvent dans les premiers cercles.
Celles qui se trouvent à l'arrière se bousculent,
se faufilent vers le premier rang.
Le seul coin d'ombre, sous l'estrade,
est hermétiquement interdit
par les gardes et leurs chiens.
Lentement, en procession,
avec une démarche un peu tendue, mais digne,
les musiciens, des artistes de premier plan,
de différents pays,
prennent les places qui leur sont assignées.
Ils ont le crâne rasé,
sont vêtus d'un pantalon rayé bleu et gris
et parés d'une jaquette noire
sur la veste d'uniforme.

Dans la foule pressée
l'attaque du premier mouvement
me transporte de joie.
Accroupie, frissonnante d'émotion,
je suis entraînée dans un monde féerique
où la souffrance
s'habille d'une beauté magique.
Par petites ondées douces
la musique me pénètre
comme un souffle de vie.

Le début du deuxième mouvement
est encore pur et dense ;
il rit et pleure en nous.
Le temps est immobile
mais le soleil est là.
Il nous aspire.

Des fourmillements dans la tête, dans les oreilles
me tétanisent.
Je garde aujourd'hui encore de ce troisième mouvement
une impression paralysante
de piqûres venimeuses.

La conscience est là, mais en visite seulement.
La musique, peu à peu, se disloque
et, dans un dernier son dérisoire,
un instrument tombe sur l'estrade,
puis un autre et un autre encore.
Je ne perçois plus
que des gémissements de violon
dans une sorte de brume.
Le soleil, avec ses flêches, a raison de nous.
L'orchestre devient comme une toile
qui vieillit, s'use à vue d'oeil,
se troue et tombe en poussière.

Dans ma conscience engourdie
j'ai compris le jeu diabolique des SS.
La meute des chiens arrive.
En moins d'une heure,
la grande cérémonie est terminée.
Celles d'entre nous
qui le peuvent encore se lèvent
et, d'une démarche ivre,
regagnent les baraquements.
Les autres
mortes ou moribondes et flairées par les chiens
sont restées à terre comme des feuilles mortes
après la bourrasque.

Le soleil devait frissonner devant ce spectacle.
Ce jour-là, j'ai juré de vouloir rester en vie.
Pour dire aux hommes qui oublient,
de rester vigilants.