dimanche 8 juin 2014

Pedro Mairal, Argentina

Une"Durazno"


Consumidor Final

Pedro Mairal, Consumidor final, Buenos Aires, Bajo la luna nueva, 2003.
Traduit de l’espagnol (argentin) par Julia Azaretto

Mordre l’été,
mordre le soleil entier
pour 1,80 le kilo.
Cette pêche, qui vient d’arriver à la maison
fut à peine le rêve d’un arbre caché
encouragée par l’engrais,
fut fleur et fruit vert
protégée des épidémies et des gelées
seulement par cinq pesticides,
grossie par des pluies et l’arrosage goutte à goutte,
récoltée par Pablo Luis Ojeda
originaire de Río Negro,
corps endolori qui chaque soir
s’écroule sur un matelas de mousse.
Chargée dans un camion roulant sous le ciel
cette pêche mûrit grâce au voyage,
elle arriva au marché,
traversa les mafias,
se retrouva dans une chambre froide
qui fixa sa couleur
et l’immobilisa durant quatre mois
près de San Cristóbal
en attendant que les Supermarchés Disco l’achètent,
et la livrent à la succursale 14
rayon fruits libre-service
où je l’ai choisie, mise dans le sac, fait peser
jetée dans le caddie
à côté du pain Fargo, du poulet,
près du Skip Intelligent et du fromage,
je l’ai poussée jusqu’à la caisse, où on a lu
son code-barres,
je l’ai payée, et l’ai mise dans un autre sac en plastique,
je l’ai ramenée chez moi à pied
traversant l’avenue,
longeant l’hôpital,
parmi les aveugles, les clochards, les policiers,
je l’ai montée par l’ascenseur
et sans heurts elle est arrivée au plan de travail.
Je l’ai alors libérée des deux sacs,
sous le robinet, j’ai enlevé le pesticide,
la fatigue du camion, la fumée,
la nuit endolorie de Pablo Luis Ojeda,
l’étiquette de la marque
et je l’ai mordue avec l’envie de la tuer,
je l’ai assassinée à coups de mâchoires et langue
et malgré la chimie, la distance morte,
malgré la longue chaîne d’intermédiaires
je me suis retrouvé au fond de son rêve ambré
dans cette fleur première qui parfumait le vent.




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