"L'état d'esprit du soleil levant est allégresse malgré le jour cruel et le souvenir de la nuit. La teinte du caillot devient la rougeur de l'aurore" René Char, Les Matinaux"
dimanche 11 juin 2017
L'inoffensif, mais pas tant que ça
Ce n'est pas la première fois que René Char (1907-1988) "habite" ce blog. Mais c'est la première fois que c'est sa voix elle-même qui dit ce poème du dimanche.
dimanche 14 mai 2017
Petit conte liquide et politique
Voici un conte écrit par Jaime Montestrela (1925-1975), écrivain et poète portugais. Ce conte, comme je le suggérerai à la fin de ce billet, me parait bien représenter ce qu'est la politique en cette période intermédiaire entre l'élection présidentielle et les législatives à venir. Évidemment, le lien est sans doute un peu tiré par les cheveux. Mais, à bien y réfléchir, pas tant que cela.
Au marché si typique de Nahahuta (Pérou), la cacophonie est telle qu'il est tout à fait vain d'espérer comprendre ce que crient les marchands. Aussi ceux-ci imitent-ils le cri de l'animal dont ils vendent la viande. Les charcutiers grouinent, les volaillers caquètent, les bouchers beuglent. Seuls les poissonniers ont du mal à se faire entendre.
Jaime Montrestela, Contes liquides (traduit du portugais et préfacé par H. Le Tellier), éd. de l'Attente, coll. Philox, 2012
C'est un peu ainsi lors des élections. Chacun a sa façon d'exprimer sa pensée. Mais la politique est plus vicieuse. Car il faut aussi compter avec les volaillers qui grouinent et les charcutiers qui beuglent, au grand désespoir de leurs électeurs une fois l'élection passée. D'où l'impression de cacophonie au carré.
C'est après l'élection qu'on sait à coup sûr qui étaient les poissonniers.
Au marché si typique de Nahahuta (Pérou), la cacophonie est telle qu'il est tout à fait vain d'espérer comprendre ce que crient les marchands. Aussi ceux-ci imitent-ils le cri de l'animal dont ils vendent la viande. Les charcutiers grouinent, les volaillers caquètent, les bouchers beuglent. Seuls les poissonniers ont du mal à se faire entendre.
Jaime Montrestela, Contes liquides (traduit du portugais et préfacé par H. Le Tellier), éd. de l'Attente, coll. Philox, 2012
C'est un peu ainsi lors des élections. Chacun a sa façon d'exprimer sa pensée. Mais la politique est plus vicieuse. Car il faut aussi compter avec les volaillers qui grouinent et les charcutiers qui beuglent, au grand désespoir de leurs électeurs une fois l'élection passée. D'où l'impression de cacophonie au carré.
C'est après l'élection qu'on sait à coup sûr qui étaient les poissonniers.
dimanche 7 mai 2017
Proscrits, voici la conception hugolienne de la construction européenne
Parfois, cela fait du bien de lire ou relire des textes d'une autre époque. Cela fait en tout cas du bien après un débat de second tour de l'élection présidentielle qui fut une caricature de débat et en même temps le point de départ d'une nouvelle époque certainement sombre. Voici donc un peu de lumière, venue de Victor Hugo (1802-1885) alors exilé à Jersey et s'adressant sur cette île aux autres proscrits, le 24 février 1855, pour le 7ème anniversaire de la Révolution de 1848. A méditer avant d'aller voter en ce jour qui en tout état de cause et quel que soit le résultat annonce une tempête...
Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux
qui tremblent-il n’y en a pas parmi nous-se rassurent. L’humanité ne connaît
pas le suicide et Dieu ne connaît pas l’abdication. Non, les peuples ne
resteront pas indéfiniment dans les ténèbres, ignorant l’heure qu’il est dans
la science, l’heure qu’il est dans la philosophie, l’heure qu’il est dans
l’art, l’heure qu’il est dans l’esprit humain, l’œil stupidement fixé sur le
despotisme, ce sinistre cadran d’ombre où la double aiguille sceptre et glaive,
à jamais immobile, marque éternellement minuit !
Proscrits,
Si la révolution, inaugurée il y a sept ans à pareil jour à
l’Hôtel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n’avait pas été,
pour ainsi dire, dès le lendemain même de son avènement, détournée de son but ;
si la réaction d’abord, Louis Bonaparte ensuite, n’avaient pas détruit la
république, la réaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par
escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre ; si, dès les jours
éclatants de Février, la république avait montré son drapeau sur les Alpes et
sur le Rhin et jeté au nom de la France à l’Europe ce cri : Liberté ! qui eût
suffi à cette époque, vous vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux
continent le soulèvement de tous les peuples et achever l’écroulement de tous
les trônes ; si la France, appuyée sur la grande épée de 92, eût donné aide,
comme elle le devait, à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la Prusse, à l’Allemagne
; si, en un mot, l’Europe des peuples eût succédé en 1848 à l’Europe des rois,
voici quelle serait aujourd’hui, après sept années de liberté et de lumière, la
situation du continent.
On verrait ceci :
Le continent serait un seul peuple ; les nationalités
vivraient de leur vie propre dans la vie commune ; l’Italie appartiendrait à
l’Italie, la Pologne appartiendrait à la Pologne, la Hongrie appartiendrait à
la Hongrie, la France appartiendrait à l’Europe, l’Europe appartiendrait à
l’Humanité.
Plus de Rhin, fleuve allemand ; plus de Baltique et de mer
Noire, lacs russes ; plus de Méditerranée, lac français ; plus d’Atlantique,
mer anglaise ; plus de canons au Sund et à Gibraltar ; plus de kammerlicks aux
Dardanelles. Les fleuves libres, les détroits libres, les océans libres.
Le groupe européen n’étant plus qu’une nation, l’Allemagne
serait à la France, la France serait à l’Italie ce qu’est aujourd’hui la
Normandie à la Picardie et la Picardie à la Lorraine. Plus de guerre ; par
conséquent plus d’armée. Au seul point de vue financier, bénéfice net par an
pour l’Europe, quatre milliards. [Note : Pour la France, plus de liste civile,
plus de clergé payé, plus de magistrature inamovible, plus d’administration
centralisée, plus d’armée permanente ; bénéfice net par an : 800 millions. 2
millions par jour.].
Plus de frontières, plus de douanes, plus d’octrois ; le
libre échange ; flux et reflux gigantesque de numéraire et de denrées,
industrie et commerce vingtuplés ; bonification annuelle pour la richesse du
continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de la
suppression des armées, plus deux milliards au moins gagnés par l’abolition des
fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela
fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions économiques.
Une liste civile du travail, une caisse d’amortissement de la misère épuisant
les bas-fonds du chômage et du salariat avec une puissance de seize milliards
par an. Calculez cette énorme production de bien-être. Je ne développe pas.
Une monnaie continentale, à double base métallique et
fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour
moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une,
remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires
d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères, variétés qui sont
autant de causes d’appauvrissement ; car, dans le va-et-vient monétaire,
multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le
frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose,
circulation, c’est unité.
La fraternité engendrerait la solidarité ; le crédit de tous
serait la propriété de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.
Liberté d’aller et venir, liberté de s’associer, liberté de
posséder, liberté d’enseigner, liberté de parler, liberté d’écrire, liberté de
penser, liberté d’aimer, liberté de croire, toutes les libertés feraient
faisceau autour du citoyen gardé par elles et devenu inviolable.
Aucune voie de fait, contre qui que ce soit ; même pour
amener le bien. Car à quoi bon ? Par la seule force des choses, par la simple
augmentation de la lumière, par le seul fait du plein jour succédant à la
pénombre monarchique et sacerdotale, l’air serait devenu irrespirable à l’homme
de force, à l’homme de fraude, à l’homme de mensonge, à l’homme de proie, à
l’exploitant, au parasite, au sabreur, à l’usurier, à l’ignorantin, à tout ce
qui vole dans les crépuscules avec l’aile de la chauve-souris.
La vieille pénalité se serait dissoute comme le reste. La
guerre étant morte, l’échafaud, qui a la même racine, aurait séché et disparu
de lui-même. Toutes les formes du glaive se seraient évanouies. On en serait à
douter que la créature humaine ait jamais pu, ait jamais osé mettre à mort la
créature humaine, même dans le passé. Il y aurait, dans la galerie
ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre
sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l’on irait
par curiosité voir au muséum ces bêtes féroces de l’homme comme on va voir à la
ménagerie les bêtes féroces de Dieu.
On dirait : c’est donc cela, un gibet ! comme on dit : c’est
donc cela, un tigre !
On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit ;
la matière, qui obéit ; la machine servant l’homme ; les expérimentations
sociales sur une vaste échelle ; toutes les fécondations merveilleuses du
progrès par le progrès ; la science aux prises avec la création ; des ateliers
toujours ouverts dont la misère n’aurait qu’à pousser la porte pour devenir le
travail ; des écoles toujours ouvertes dont l’ignorance n’aurait qu’à pousser
la porte pour devenir la lumière ; des gymnases gratuits et obligatoires où les
aptitudes seules marqueraient les limites de l’enseignement, où l’enfant pauvre
recevrait la même culture que l’enfant riche ; des scrutins où la femme
voterait comme l’homme. Car le vieux monde du passé trouve la femme bonne pour
les responsabilités civiles, commerciales, pénales, il trouve la femme bonne
pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l’échafaud ;
nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignité et pour la liberté ; il
trouve la femme bonne pour l’esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne
pour la vie ; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et
pour la peine, nous l’admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne
disons pas : âme de première qualité, l’homme ; âme de deuxième qualité, la
femme. Nous proclamons la femme notre égale, avec le respect de plus. O femme,
mère, compagne, sœur, éternelle mineure, éternelle esclave, éternelle
sacrifiée, éternelle martyre, nous vous relèverons ! De tout ceci le vieux
monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclamé par nous, est le
sujet principal de sa gaîté. Un jour, à l’assemblée, un interrupteur me cria :
-C’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites rire.-Et vous, lui
répondis-je, c’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites pleurer.
Je reprends, et j’achève cette esquisse.
Au faîte de cette splendeur universelle, l’Angleterre et la
France rayonneraient ; car elles sont les aînées de la civilisation actuelle ;
elles sont au dix-neuvième siècle les deux nations mères ; elles éclairent au
genre humain en marche les deux routes du réel et du possible ; elles portent
les deux flambeaux, l’une le fait, l’autre l’idée. Elles rivaliseraient sans se
nuire ni s’entraver. Au fond, et à voir les choses de la hauteur
philosophique,-permettez-moi cette parenthèse-il n’y a jamais eu entre elles
d’autre antipathie que ce désir d’aller au delà, cette impatience de pousser
plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soi de l’horizon, cette
ambition de progrès indéfini qui est toute la France et qui a quelquefois
importuné l’Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des résultats obtenus
et épouse tranquille du fait accompli. La France est l’adversaire de
l’Angleterre comme le mieux est l’ennemi du bien.
Je continue.
Dans la vieille cité du dix août et du vingt-deux septembre,
déclarée désormais la Ville d’Europe, Urbs, une colossale assemblée,
l’assemblée des États-Unis d’Europe, arbitre de la civilisation, sortie du
suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et réglerait,
en présence de ce majestueux mandant, juge définitif, et avec l’aide de la
presse universelle libre, toutes les questions de l’humanité, et ferait de
Paris au centre du monde un volcan de lumière.
Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas à l’éternité
de ce qu’on appelle aujourd’hui les parlements ; mais les parlements,
générateurs de liberté et d’unité tout ensemble, sont nécessaires jusqu’au
jour, jour lointain, encore et voisin de l’idéal, où, les complications
politiques s’étant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule
: LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE recevant une application de plus en plus
complète, les lois factices ayant toutes disparu et les lois naturelles
demeurant seules, il n’y aura plus d’autre assemblée que l’assemblée des
créateurs et des inventeurs, découvrant et promulguant la loi et ne la faisant
pas, l’assemblée de l’intelligence, de l’art et de la science, l’Institut.
L’Institut transfiguré et rayonnant, produit d’un tout autre mode de
nomination, délibérant publiquement. Sans nul doute, l’Institut, dans la
perspective des temps, est l’unique assemblée future. Chose frappante et que
j’ajoute encore en passant, c’est la Convention qui a créé l’Institut. Avant
d’expirer, ce sombre aigle des révolutions a déposé sur le généreux sol de
France l’œuf mystérieux qui contient les ailes de l’avenir.
Ainsi, pour résumer en peu de mots les quelques linéaments
que je viens d’indiquer, et beaucoup de détails m’échappent, je jette ces idées
au hasard et rapidement et je ne trace qu’un à peu près, si la révolution de
1848 avait vécu et porté ses fruits, si la république fût restée debout, si, de
république française, elle fût devenue, comme la logique l’exige, république
européenne, fait qui se serait accompli alors, certes, en moins d’une année, et
presque sans secousse ni déchirement, sous le souffle du grand vent de Février,
citoyens, si les choses s’étaient passées de la sorte, que serait aujourd’hui
l’Europe ? une famille. Les nations sœurs. L’homme frère de l’homme. On ne
serait plus ni français, ni prussien, ni espagnol ; on serait européen. Partout
la sérénité, l’activité, le bien-être, la vie. Pas d’autre lutte, d’un bout à
l’autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du
vrai et de l’utile domptant l’obstacle et cherchant l’idéal. Partout cette
immense victoire qu’on appelle le travail dans cette immense clarté qu’on
appelle la paix.
Voilà, citoyens, si la révolution eût triomphé, voilà, en
raccourci et en abrégé, le spectacle que nous donnerait à cette heure l’Europe
des peuples.
Mais ces choses ne se sont point réalisées. Heureusement on
a rétabli l’ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous ?
Ce qui est debout en ce moment, ce n’est pas l’Europe des
peuples ; c’est l’Europe des rois.
Et que fait-elle, l’Europe des rois ?
Elle a la force ; elle peut ce qu’elle veut ; les rois sont
libres puisqu’ils ont étouffé la liberté ; l’Europe des rois est riche ; elle a
des millions, elle a des milliards ; elle n’a qu’à ouvrir la veine des peuples
pour en faire jaillir du sang et de l’or. Que fait-elle ? Déblaie-t-elle les
embouchures des fleuves ? abrège-t-elle la route de l’Inde ? relie-t-elle le
Pacifique à l’Atlantique ? perce-t-elle l’isthme de Suez ? coupe-t-elle
l’isthme de Panama ? jette-t-elle dans les profondeurs de l’océan le prodigieux
fil électrique qui rattachera les continents aux continents par l’idée devenue
éclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un cœur
énorme ayant pour battement la pensée de l’homme ? A quoi s’occupe l’Europe des
rois ? accomplit-elle, maîtresse du monde, quelque grand et saint travail de
progrès, de civilisation et d’humanité ? à quoi dépense-t-elle les forces
gigantesques du continent dont elle dispose ? que fait-elle ?
Citoyens, elle fait une guerre.
Une guerre pour qui ?
Pour vous, peuples ?
Non, pour eux, rois.
Quelle guerre ?
Une guerre misérable par l’origine : une clef ; épouvantable
par le début : Balaklava ; formidable par la fin : l’abîme.
Une guerre qui part du risible pour aboutir à l’horrible.
Proscrits, nous avons déjà plus d’une fois parlé de cette
guerre, et nous sommes condamnés à en parler longtemps encore. Hélas ! je n’y
songe, quant à moi, que le cœur serré.
O français qui m’entourez, la France avait une armée, une
armée la première du monde, une armée admirable, incomparable, formée aux
grandes guerres par vingt ans d’Afrique, une armée tête de colonne du genre
humain, espèce de Marseillaise vivante, aux strophes hérissées de bayonnettes,
qui, mêlée au souffle de la Révolution, n’eût eu qu’à faire chanter ses
clairons pour faire à l’instant même tomber en poussière sur le continent tous
les vieux sceptres et toutes les vieilles chaînes ; cette armée, où est-elle ?
qu’est-elle devenue ? Citoyens, M. Bonaparte l’a prise. Qu’en a-t-il fait ?
d’abord il l’a enveloppée dans le linceul de son crime ; ensuite il lui a
cherché une tombe. Il a trouvé la Crimée.
Car cet homme est poussé et aveuglé par ce qu’il a en lui de
fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son âme à
son insu.
Proscrits, détournez un moment vos yeux de Cayenne où il y a
aussi un sépulcre, et regardez là-bas à l’orient. Vous y avez des frères.
L’armée française et l’armée anglaise sont là.
Qu’est-ce que c’est que cette tranchée qu’on ouvre devant
cette ville tartare ? cette tranchée à deux pas de laquelle coule le ruisseau
de sang d’Inkermann, cette tranchée où il y a des hommes qui passent la nuit
debout et qui ne peuvent se coucher parce qu’ils sont dans l’eau jusqu’aux
genoux ; d’autres qui sont couchés, mais dans un demi-mètre de boue qui les
recouvre entièrement et où ils mettent une pierre pour que leur tête en sorte ;
d’autres qui sont couchés, mais dans la neige, sous la neige, et qui se
réveilleront demain les pieds gelés ; d’autres qui sont couchés, mais sur la
glace et qui ne se réveilleront pas ; d’autres qui marchent pieds nus par un
froid de dix degrés parce qu’ayant ôté leurs souliers, ils n’ont plus la force
de les remettre ; d’autres couverts de plaies qu’on ne panse pas ; tous sans
abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour
vêtement des haillons mouillés devenus glaçons, rongés de dyssenterie et de
typhus, tués par le lit où ils dorment, empoisonnés par l’eau qu’ils boivent
[note : Voir aux Notes.], harcelés de sorties, criblés de bombes, réveillés de
l’agonie par la mitraille, et ne cessant d’être des combattants que pour
redevenir des mourants ; cette tranchée où l’Angleterre, à l’heure qu’il est, a
entassé trente mille soldats, où la France, le 17 décembre,-j’ignore le chiffre
ultérieur,-avait couché quarante-six mille sept cents hommes ; cette tranchée
où, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu ; cette
tranchée de Sébastopol, c’est la fosse des deux armées. Le creusement de cette
fosse, qui n’est pas finie, a déjà coûté trois milliards.
La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.
Oui, pour creuser la fosse des deux armées d’Angleterre et
de France, la France et l’Angleterre, en comptant tout, y compris le capital
des flottes englouties, y compris la dépression de l’industrie, du commerce et
du crédit, ont déjà dépensé trois milliards. Trois milliards ! avec ces trois
milliards on eût complété le réseau des chemins de fer anglais et français, on
eût construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d’union des deux
peuples que la poignée de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu’on nous
montre au-dessus de nos têtes avec cette légende : A LA BONNE FOI ; avec ces
trois milliards, on eût drainé toutes les bruyères de France et d’Angleterre,
donné de l’eau salubre à toutes les villes, à tous les villages et à tous les
champs, assaini la terre et l’homme, reboisé dans les deux pays toutes les
pentes, prévenu par conséquent les inondations et les débordements, empoissonné
tous les fleuves de façon à donner au pauvre le saumon à un sou la livre,
multiplié les ateliers et les écoles, exploré et exploité partout les gisements
houillers et minéraux, doté toutes les communes de pioches à vapeur, ensemencé
les millions d’hectares en friche, transformé les égouts en puits d’engrais,
rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, décuplé la
production, décuplé la consommation, décuplé la circulation, centuplé la
richesse ! -Il vaut mieux prendre-je me trompe-ne pas prendre Sébastopol !
Il vaut mieux employer ses milliards à faire périr ses
armées ! il vaut mieux se ruiner à se suicider !
Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armées
agonisent. Et, pendant ce temps-là, que fait « l’empereur Napoléon III » ?
J’ouvre un journal de l’empire ( l’orateur déploie un journal ) et j’y lis : «
Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fêtes et bals. Le deuil que la
cour a pris à l’occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu
vingt-quatre heures pour ne pas empêcher le bal qui va avoir lieu aux
Tuileries. »
Oui, c’est le bruit d’un orchestre que nous entendons dans
le pavillon de l’Horloge ; oui, le Moniteur enregistre et détaille le quadrille
où ont « figuré leurs majestés » ; oui, l’empereur danse, oui, ce Napoléon
danse, pendant que, les prunelles fixées sur les ténèbres, nous regardons, et
que le monde civilisé, frémissant, regarde avec nous Sébastopol, ce puits de
l’abîme, ce tonneau sombre ou viennent l’une après l’autre, pâles, échevelées,
versant dans le gouffre leurs trésors et leurs enfants, et recommençant
toujours, la France et l’Angleterre, ces deux Danaïdes aux yeux sanglants !
Pourtant on annonce que « l’empereur » va partir. Pour la
Crimée ! est-ce possible ? Voici que la pudeur lui viendrait et qu’il aurait
conscience de la rougeur publique ? On nous le montre brandissant vers
Sébastopol le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram,
avec Troplong et Baroche éplorés pendus aux deux basques de sa redingote grise.
Que veut dire ce va-t-en guerre ? -Citoyens, un souvenir. Le matin du coup
d’état, apprenant que la lutte commençait, M. Bonaparte s’écria : Je veux aller
partager les dangers de mes braves soldats ! Il y eut probablement là quelque
Baroche ou quelque Troplong qui s’éplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il
traversa les Champs-Elysées et les Tuileries entre deux triples haies de
bayonnettes. En débouchant des Tuileries, il entra rue de l’Échelle. Rue de
l’Échelle, cela signifie rue du Pilori ; il y avait là autrefois en effet une
échelle ou pilori. Dans cette rue il aperçut de la foule, il vit le geste
menaçant du peuple ; un ouvrier lui cria : à bas le traître ! Il pâlit, tourna
bride, et rentra à l’Elysée. Ne nous donnons donc pas les émotions du départ.
S’il part, la porte des Tuileries, comme celle de l’Elysée, reste entre-bâillée
derrière lui ; s’il part, ce n’est pas pour la tranchée où l’on agonise, ni
pour la brèche où l’on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera : à bas
le traître ! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans
Paris, ni en Crimée, ni dans l’histoire, Louis Bonaparte ne dépassera la rue de
l’Échelle.
Du reste, s’il part, l’œil de l’histoire sera fixé sur
Paris. Attendons.
Citoyens, je viens d’exposer devant vous, et je circonsris
la peinture, le tableau que présente l’Europe aujourd’hui.
Ce que serait l’Europe républicaine, je vous l’ai dit ; ce
qu’est l’Europe impériale ; vous le voyez.
Dans cette situation générale, la situation spéciale de la
France, la voici :
Les finances gaspillées, l’avenir grevé d’emprunts, lettres
de change signées DEUX-DÉCEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par conséquent sujettes à
protêt, l’Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d’alliées, la
coalition des rois latente mais visible, les rêves de démembrement revenus, un
million d’hommes prêta s’ébranler vers le Rhin au premier signe du czar,
l’armée d’Afrique anéantie. Et pour point d’appui, quoi ? l’Angleterre ; un
naufrage.
Tel est cet effrayant horizon aux deux extrémités duquel se
dressent deux spectres, le spectre de l’armée en Crimée, le spectre de la
république en exil.
Hélas ! l’un de ces deux spectres a au flanc le coup de
poignard de l’autre, et le lui pardonne.
Oui, j’y insiste, la situation est si lugubre que le
parlement épouvanté ordonne une enquête, et qu’il semble à ceux qui n’ont pas
foi en l’avenir des peuples providentiels que la France va périr et que
l’Angleterre va sombrer.
Résumons.
La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse,
plus de parole. La Russie sur la Pologne, l’Autriche sur la Hongrie, l’Autriche
sur Milan, l’Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome,
Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l’obscurité, toutes sortes d’actes de
ténèbres ; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades,
gibets ; en Crimée, une guerre affreuse ; des cadavres d’armées sur des
cadavres de nations ; l’Europe cave d’égorgement. Je ne sais quel tragique
flamboiement sur l’avenir. Blocus, villes incendiées, bombardements, famines,
pestes, banqueroutes. Pour les intérêts et les égoïsmes le commencement d’un
sauve-qui-peut. Révoltes obscures des soldats en attendant le réveil des
citoyens. État de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l’issue. Prendre
Sébastopol, c’est la guerre sans fin ; ne pas prendre Sébastopol, c’est
l’humiliation sans remède. Jusqu’à présent on s’était ruiné pour la gloire,
maintenant ou se ruine pour l’opprobre. Et que deviendront, sous ce trépignement
de césars furieux, ceux des peuples qui survivent ? Ils pleureront jusqu’à leur
dernière larme, ils paieront jusqu’à leur dernier sou, ils saigneront jusqu’à
leur dernier enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous
? Partout des femmes en noir. Des mères, des sœurs, des orphelines, des veuves.
Rendez-leur donc ce qu’elles pleurent, à ces femmes ! Toute l’Angleterre est
sous un crêpe. En France il y a ces deux immenses deuils, l’un qui est la mort,
l’autre, pire, qui est l’ignominie ; l’hécatombe de Balaklava et le bal des
Tuileries.
Proscrits, cette situation a un nom. Elle s’appelle « la
société sauvée ».
Ne l’oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours
tout à l’origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du « grand
acte » de décembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du
4. On ne peut pas dire d’elle du moins qu’elle est bâtarde. Elle a une mère, la
trahison, et un père, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd’hui se touchent
comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la
calamité de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l’Europe. M.
Bonaparte est parti de ceci pour arriver à cela.
Je sais bien qu’on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me
dit et me fait dire par ses journaux : -Vous n’avez à la bouche que le
Deux-Décembre ! Vous répétez toujours ces choses-là ! -A quoi je réponds :
-Vous êtes toujours là !
Je suis votre ombre.
Est-ce ma faute à moi si l’ombre du crime est un spectre ?
Non ! non ! non ! non ! ne nous taisons pas, ne nous lassons
pas, ne nous arrêtons pas. Soyons toujours là, nous aussi, nous qui sommes le
droit, la justice et la réalité. Il y a maintenant au-dessus de la tête de
Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul de l’armée,
agitons-les sans relâche. Qu’on entende sans cesse, qu’on entende à travers
tout, nos voix au fond de l’horizon ! ayons la monotonie redoutable de l’océan,
de l’ouragan, de l’hiver, de la tempête, de toutes les grandes protestations de
la nature.
Ainsi, citoyens, une bataille à outrance, une fuite sans
fond de toutes les forces vives, un écroulement sans limites, voilà où en est
cette malheureuse société du passé qui s’était crue sauvée en effet parce qu’un
beau matin elle avait vu un aventurier, son conquérant, confier l’ordre au
sergent de ville et l’abrutissement au jésuite !
Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.
Qu’en pense-t-elle maintenant ?
O peuples, il y a des hommes de malédiction. Quand ils
promettent la paix, ils tiennent la guerre ; quand ils promettent le salut, ils
tiennent le désastre ; quand ils promettent la prospérité, ils tiennent la
ruine ; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte ; quand ils
prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crâne d’Ezzelin ;
quand ils refont la médaille de César, c’est avec le profil de Mandrin ; quand
ils recommencent l’empire, c’est par 1812 ; quand ils arborent un aigle, c’est
une orfraie ; quand ils apportent à un peuple un nom, c’est un faux nom ; quand
ils lui font un serment, c’est un faux serment ; quand ils lui annoncent un
Austerlitz, c’est un faux Austerlitz ; quand ils lui donnent un baiser, c’est
le baiser de Judas ; quand ils lui offrent un pont pour passer d’une rive à
l’autre, c’est le pont de la Bérésina.
Ah ! il n’est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navré,
car la désolation est partout, car l’abjection est partout, car l’abomination
est partout ; car l’accroissement du czar, c’est la diminution de la lumière ;
car, moi qui vous parle, l’abaissement de cette grande, fière, généreuse et
libre Angleterre m’humilie comme homme ; car, suprême douleur, nous entendons
en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d’un
cercueil !
Vous êtes navrés, mais vous avez courage et foi. Vous faites
bien, amis. Courage, plus que jamais ! Je vous l’ai dit déjà, et cela devient
plus évident de jour en jour, à cette heure la France et l’Angleterre n’ont
plus qu’une voie de salut, l’affranchissement des peuples, la levée en masse
des nationalités, la révolution. Extrémité sublime. Il est beau que le salut
soit en même temps la justice. C’est là que la providence éclate. Oui, courage
plus que jamais ! Dans le péril Danton criait : de l’audace ! de l’audace ! et
encore de l’audace ! -Dans l’adversité il faut crier : de l’espoir ! de
l’espoir ! et encore de l’espoir ! -Amis, la grande république, la république
démocratique, sociale et libre rayonnera avant peu ; car c’est la fonction de
l’empire de la faire renaître, comme c’est la fonction de la nuit de ramener le
jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaîtront. Leur temps se compte
maintenant par minutes. Ils sont adossés au gouffre ; et déjà, nous qui sommes
dans l’abîme, nous pouvons voir leur talon qui dépasse le rebord du précipice.
O proscrits ! j’en atteste les ciguës que les Socrates ont bues, les Golgotha
où sont montés les Jésus-Christs, les Jéricho que les Josués ont fait crouler ;
j’en atteste les bains de sang qu’ont pris les Thraséas, les braises ardentes
qu’ont mâchées les Porcias, épouses des Brutus, les bûchers d’où les Jean Huss
ont crié : le cygne naîtra ! j’en atteste ces mers qui nous entourent et que
les Christophe-Colombs ont franchies, j’en atteste ces étoiles qui sont
au-dessus de nos têtes et que les Galilées ont interrogées, proscrits, la
liberté est immortelle ! proscrits, la vérité est éternelle !
Le progrès, c’est le pas même de Dieu.
dimanche 30 avril 2017
Du rose et du réséda à la peste ou au choléra, comprenne qui pourra...
Louis Aragon (1897-1982) écrivit ce poème en 1943, alors qu'il était dans la clandestinité. Les références faites à la rose rose et au réséda blanc sont bien sûr politiques à une époque qui requérait plutôt l'unité.
Ce n'est peut-être pas mauvais de s'en souvenir de temps en temps, en espérant que la rose et le réséda ne deviennent jamais la peste ou le choléra. Mais peut-on en être sûr ?
Ce n'est peut-être pas mauvais de s'en souvenir de temps en temps, en espérant que la rose et le réséda ne deviennent jamais la peste ou le choléra. Mais peut-on en être sûr ?
La Rose et le réséda
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
dimanche 19 mars 2017
De la paresse sur fond de travail
Kazimir Malevitch (1878-1935) est plus connu comme peintre que comme écrivain. Sa doctrine picturale - le suprématisme" - l'a conduit d'une étape de la couleur à une étape du noir puis à une autre blanche, son oeuvre de peintre aboutissant au fameux "carré blanc sur fond blanc" en 1918. Il a mis en mot sa doctrine du "Suprématisme ou le Monde sans objet" (1927).
Ici, un extrait d'un texte de Malevitch sur "La paresse comme vérité effective de l'homme" (Ed. Allia, 14ème éd., 2015).
"Le système socialiste développera davantage encore la machine, c'est là tout son sens. Son sens consiste à libérer le plus possible la main d’œuvre du travail, en d'autres termes, de faire de tout le peuple travailleur ou toute l'humanité un maître aussi oisif que le capitaliste qui reporte sur les mains du peuple tous ses cals et tout son travail. L'humanité socialiste reportera ses cals et sa sueur sur les muscles des machines et garantira aux machines un travail illimité, qui ne leur laissera pas une minute de répit. Dans l'avenir, la machine devra se libérer et reporter son travail sur un autre être, se débarrassant du fardeau de la société socialiste, se garantissant elle aussi le droit à la "paresse".
Ainsi, donc, tout ce qu'il y a de vivant tend à la paresse. D'autre part, la paresse est l'aiguillon principal pour le travail, car c'est seulement par le travail qu'on peut l'atteindre, ainsi est-il évident que l'homme est tombé, avec le travail, sous le coup d'une sorte de malédiction, comme si auparavant, il se trouvait constamment en état de paresse. Peut-être, dans la communauté humaine, un tel état a-t-il réellement existé et peut-être la légende de la création du paradis et de l'homme chassé de celui-ci est-elle une représentation trouble d'une réalité passée, à moins qu'il ne s'agisse de l'image d'une réalité future à laquelle l'homme parviendra à travers la malédiction du travail".
Ici, un extrait d'un texte de Malevitch sur "La paresse comme vérité effective de l'homme" (Ed. Allia, 14ème éd., 2015).
"Le système socialiste développera davantage encore la machine, c'est là tout son sens. Son sens consiste à libérer le plus possible la main d’œuvre du travail, en d'autres termes, de faire de tout le peuple travailleur ou toute l'humanité un maître aussi oisif que le capitaliste qui reporte sur les mains du peuple tous ses cals et tout son travail. L'humanité socialiste reportera ses cals et sa sueur sur les muscles des machines et garantira aux machines un travail illimité, qui ne leur laissera pas une minute de répit. Dans l'avenir, la machine devra se libérer et reporter son travail sur un autre être, se débarrassant du fardeau de la société socialiste, se garantissant elle aussi le droit à la "paresse".
Ainsi, donc, tout ce qu'il y a de vivant tend à la paresse. D'autre part, la paresse est l'aiguillon principal pour le travail, car c'est seulement par le travail qu'on peut l'atteindre, ainsi est-il évident que l'homme est tombé, avec le travail, sous le coup d'une sorte de malédiction, comme si auparavant, il se trouvait constamment en état de paresse. Peut-être, dans la communauté humaine, un tel état a-t-il réellement existé et peut-être la légende de la création du paradis et de l'homme chassé de celui-ci est-elle une représentation trouble d'une réalité passée, à moins qu'il ne s'agisse de l'image d'une réalité future à laquelle l'homme parviendra à travers la malédiction du travail".
dimanche 12 mars 2017
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Il parait que Louis Aragon disait qu'admirer "le bateau ivre est un signe de vulgarité de l'esprit. Et bien tant pis pour les grincheux et les jaloux. Comme toujours dans la poésie de Arthur Rimbaud, le poème a deux sens, l'un au premier degré et l'autre au second (au moins). Mais lire tout simplement, en se laissant porter par la vague, cela suffit amplement à être satisfait de sa journée.
Comme je descendais des
Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
− Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
− Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Le Bateau ivre (1871)
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
− Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
− Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Inscription à :
Articles (Atom)